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La dette perpétuelle et le financement direct comme arme face à l’épidémie

4 mai 2020 Libération

La crise économique liée au Covid-19 constitue pour les dépenses publiques un défi de taille au point que tous les credo et dogmes économiques semblent entièrement s’évaporer. A l’image de la France qui table désormais sur un déficit d’environ 10% et  une dette publique allant jusqu’à 115% du PIB. Non loin, la banque d’Angleterre fait appel aux « Ways and Means », une technique qui consiste à financer directement l’Etat sans devoir passer par le canal des marchés financiers.

Ces mesures qui étaient, à un passé très récent, boudées ou totalement marginalisées pour leur « irréalisme » font aujourd’hui en un clin d’œil l’objet d’un consensus mondial. Elles attestent au grand jour que de nouveaux horizons et issues sont plausibles et possibles.

Bien entendu, un effort budgétaire accommodant est à même d’ouvrir de nouvelles perspectives autres que l’austérité. Un Etat qui a pu nous sortir de la crise sanitaire en mobilisant des ressources colossales en temps de perturbations (plus de 2000 milliards d’aides aux USA), est capable, en temps normal, de nous prémunir contre les effets néfastes du changement climatique, de consacrer une indemnisation pour les nécessiteux et de mettre en place un système d’assurance maladie universelle de qualité.

Mais au-delà de cette dualité « pro et anti-déficit » qui est certes au cœur du débat économique d’aujourd’hui, d’hier et de demain, il serait plus judicieux en ce moment de tempête d’entrevoir, à l’instar de la banque d’Angleterre, d’autres pistes de recherche beaucoup plus durables et moins conjoncturelles (lâchage du déficit).

Une tempête dont le Maroc semble jusqu’ici bien la contenir grâce en partie à l’action de solidarité nationale (+3% du PIB alloués au fonds Covid-19). Cependant, une deuxième phase associée d’une part à une éventuelle baisse drastique des ressources fiscales et d’autre part à un redressement lent et intermittent de l’activité économique, chez nous comme chez nos partenaires économiques européens, notamment dans les secteurs de première ligne tels que le tourisme, l’aéronautique, le BTP, et le textile devrait nous exhorter à doubler d’efforts et de créativité en ouvrant de nouvelles brèches  de relance économique comme le financement direct et la révision de la dette.

En attendant, les premières estimations nationales s’attendent à un déficit public dépassant les 5% du PIB, la dernière fois qu’on a enregistré un niveau quasi-comparable était en 2012 avec 7,2%. L’année qui coïncide avec la signature de la première ligne de précaution et de liquidité pour une durée de 24 mois. Depuis, les lois de Finances qui suivront n’auront qu’une seule et unique vocation, celle du rétablissement du déficit à un niveau dit « raisonnable », cela n’aurait pas eu lieu sans les coupes douloureuses dans la Caisse de compensation et aux dépens de la relance économique.

Des mesures qui ont certes enchanté madame Christine Lagarde lors de sa visite en 2014 du 7 au 9 mai en sa qualité de directrice générale du FMI, mais qui ont coûté cher à la croissance économique qui, depuis ce temps là, est en berne.

L’article suivant ambitionne d’imaginer une sortie de crise contraire à celle qui a suivi 2012 et de munir le lecteur normal d’arguments et d’idées financières nouvelles lui permettant d’aborder aisément un débat public - lorsque la partie adverse s’accroche à sa diction préférée : c’est de cette manière ou c’est le chaos - de se permettre de s’y opposer gentiment et de dire que d’autres issues existent à l’image de la dette perpétuelle.

L’intérêt ou la dette perpétuelle.

Depuis au moins trente ans, on a pris l’habitude de concevoir les règles de la finance moyennant des formules mécaniques et déterministes et qui ont finalement vidé l’ingénierie financière de sa grande diversité. Pourtant, la finance est bel et bien riche en idées et propositions .Un mécanisme financier ingénieux dénommé « obligation ou intérêt perpétuel » en est le parfait exemple.

Comme son nom l’indique, ce dernier consiste à honorer uniquement la partie des intérêts sans avoir à rembourser la partie du capital de la dette (le principal) vu qu’il n’y a plus d’échéance .Pour les créanciers, les obligations perpétuelles sont aussi intéressantes car, au bout d'un certain temps (souvent plusieurs dizaines d’années), le montant total des intérêts versés dépasse le montant prêté (sans crainte d’un défaut de dette).

Selon les chiffres relayés par le ministère des Finances, les charges en principal payées au titre de la dette intérieure ont totalisé près de 88,6 milliards de DH en 2018 contre 8 milliards de DH pour le compte de l’amortissement de la dette extérieure (projet de loi de Finances pour l’année budgétaire 2020, rapport sur la dette publique, pages 28 et 42).Encore une fois, est-il judicieux de souligner que c’est la dette intérieure qui devrait susciter notre profonde inquiétude du fait du grand montant de son principal. A lui seul (sans compter les intérêts et commissions), ce lourd fardeau avoisine les deux budgets de l’éducation et de la santé réunis et accapare le quart du total des dépenses publiques. Il faut donc arrêter de dire que ce sont les salaires des fonctionnaires et les services sociaux qui plombent le budget de l’Etat.

Par intérêt perpétuel, les établissements de crédit (principaux détenteurs des bons de trésor), recevront un remboursement certes moins important mais seront indemnisés par une ressource perpétuelle qui consolidera leur bilan et donc leur permettra de répondre en toute aisance aux standards de BALE 3 et de Bank Al-Maghrib en termes d’encours et de besoins en capitaux propres. Rappelons que BAM avait introduit il y a moins de deux ans la norme IFRS 9 dans un contexte d’accélération des créances en souffrances.

L’Etat, quant à lui, peut économiser chaque année plus de 80 milliards de DH, soit 7 à 8% du PIB, une ressource un peu équivalente à la collecte de l’IS et de l’IR réunis. Avec cet argent, non seulement on aura plus besoin de taper sur les classes moyennes et pauvres, sur les dépenses sociales et les salaires (les mesures qui affaiblissent la propension marginale à consommer et qui sont à l’origine de la dégringolade de la croissance ces 8 dernières années) mais l’on pourrait aussi amorcer une nouvelle phase d’investissement et d’appui des secteurs stratégiques (industrie, tourisme, transformation numérique, construction écologique, exportation…) et donc de nouvelles recettes fiscales entrantes pour l’Etat, de nouveaux dépôts chez les banques et de nouvelles primes pour les assurances.

Un canal de financement direct

D’habitude, pour financer « son déficit », l’Etat se dirige vers le marché obligataire en émettant des bons de trésor lors d’une séance d’adjudication dite à la hollandaise. Les principaux souscripteurs sont pour leur écrasante majorité des entités institutionnelles (banques, assurances et OPCVM), qui exigent généralement des taux d’intérêt élevés (4,5% en moyenne), une moyenne supérieure au taux de croissance économique de ces dix dernières années (4%), au moment où les emprunts servis en euro et en dollar par les créanciers étrangers (FMI, créanciers bilatéraux, multilatéraux) financent le trésor à 2%.
Par conséquent, ce taux de 4,5% affecté à la dette intérieure (78% du total de la dette) gonfle le service de la dette qui, pour rappel, est constitué et des intérêts et des amortissements, et dont seuls les intérêts coûtent à l’Etat à peu près de 30 milliards de DH quand le budget alloué à la santé publique est à seulement 18 MM de DH.

Maintenant si le trésor décide de se financer directement via la banque centrale sans devoir passer par le marché des bons de trésor comme pour le cas de la BoE, ceci aura lieu avec un taux d’intérêt réel quasi-nul et donc la charge de la dette aura tendance à disparaître. Cela revient à dire que le trésor pourra graduellement améliorer une partie de sa structure en transposant les quelques milliards de DH économisés suite à l’annulation des intérêts vers les besoins réels de la population et de l’économie et au bout de quelques années, le budget de l’Etat sera crédité de 30 milliards de DH.

Sans omettre les autres bienfaits d’une telle mesure . Primo sur la souveraineté de l’Etat en la libérant partiellement de l’hégémonie des marchés financiers, et secundo sur la création monétaire et la monnaie étant donné que cette dernière est un bien commun et non privé.

Récapitulons

Ce genre de mesures est à même de signer sur une issue de sortie calme, paisible pour toutes les parties prenantes. D’autant qu’elles sont des propositions « Win-Win » ayant fait preuve de réalisme dans le passé. Car à l’instar du réinvestissement du service de la dette extérieure qui a eu lieu dans les années 90 et qui a permis au Maroc et aux créanciers étrangers de sortir les deux la tête quasi-haute, la dette perpétuelle est également une technique de financement utilisée à grande échelle par les entreprises et les Etats comme dans le cas de la Grande-Bretagne qui a continué à honorer une dette contractée depuis le 18ème siècle et ce jusqu’à 2013. Pareil pour le financement direct et gratuit de l’Etat, qui était monnaie courante en France et ailleurs au temps du général de Gaul avant 1973.

Une dernière parenthèse

Les deux techniques expliquées ci-dessus ne sont pas une fin en soi. Leur importance tien du fait qu’elle annonce le présage d’une panoplie de mesures similaires ayant pour objectif l’interrogation et la remise à plat de nos politiques de financement et de dépense – les deux liées l’une à l’autre -. L’entame d’un canal de financement direct par exemple peut ouvrir la porte à une nouvelle conception de la politique monétaire, peut-être c’est ce qui a amené Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne à choisir un titre particulier à leur livre : « Une monnaie écologique », dans lequel on retrouve une belle formule d’un poète qui dit que : « La monnaie est un répertoire de futures possibilités ». Ceci dit, tout dépend de ce que l’on veut faire avec ; soit qu’elle continue de tourner en rond dans les hauts étages de la finance ou qu’elle soit orientée vers la vraie économie.

Au Maroc, avec un taux d’emploi qui effleure à peine les 43%, la machine économique du pays tourne à un moteur sur deux, en langage économique, il s’agit d’un manque à gagner de l’ordre de 100%. Une donnée souvent négligée par les politiques monétaires de BAM qui, pour rester fidèle aux critères de Maastricht, concentre la totalité de son effort sur la maîtrise de l’inflation autour de 2% comme si nous avons le taux d’emploi de l’Union européenne (73,2%). Au moment où la Fed attribue à ses fonctions en plus de la maîtrise de l’inflation le soutien de la croissance de l’économie américaine.

Bref, orienter la création monétaire vers des secteurs stratégiques à même de booster la création  d’emplois et de préserver l’environnement et la santé publique peut dans un premier temps accentuer l’inflation mais restera dans des limites acceptables (5 à 8%) tant que l’effort de financement aboutira à une production durable des richesses. Ainsi, on fera d’une pierre deux coups : sortir de la crise aux moindres dégâts et rattraper le retard de développement.

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