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Le mouvement de boycott au Maroc: Une lecture sociotechnique

24 sept. 2018 L'Economiste

C’est inédit dans l’histoire du Maroc moderne. Sur un simple message qui a fait irruption dans les réseaux sociaux depuis mi-avril, trois marques commerciales se retrouvent dans le collimateur du consommateur marocain: Sidi Ali, Afriquia et Centrale Danone. Depuis cette date, les conséquences dommageables de ce mouvement ont dépassé toutes les prévisions.

Pour comprendre le phénomène dans toute sa complexité, il est important de combiner trois visions: techniciste qui analyse le rôle des réseaux sociaux dans les mobilisations sociales, économique qui met en lumière les relations de marché et les stratégies possibles du côté du consommateur comme de la part des entreprises touchées par le boycott et en fin une vision politique tant le gouvernement s’est vu concerné et associé dans ce qui s’est apparenté à une crise politique. Cet article est le premier d’une analyse tridimensionnelle qui propose aujourd’hui une lecture sociotechnique du boycott.

Partant du postulat que les médias sociaux type Facebook associé à WhatsApp, Twitter ou Instagram génèrent de nouveaux modes d’action collective, il faut préciser que plusieurs mouvements  de masse dans le monde ont constitué un objet de recherche et ce, depuis 2010.

A ne citer que le mouvement des indignés de mai 2011 en Espagne, «The Occupy Wall Street» de septembre 2011 aux Etats-Unis ou «YoSoy132» des étudiants en Mexique; le point commun entre tous ces mouvements est le déclenchement d’une action de masse à partir de messages partagés sur les réseaux sociaux. Le printemps arabe a été aussi étudié dans des recherches scientifiques dans la mesure où les réseaux sociaux ont contribué à la propagation du mouvement dans les pays concernés.

La première question qui se pose pour comprendre ces mouvements a trait à l’identité collective qui constitue le moteur de toute action de masse. De nombreuses études ont conclu à l’existence d’une identité qui représente davantage une concaténation d’identités individuelles qu’une identité collective homogène basée sur une idéologie et des principes partagés.

Cette identité qui peut être qualifiée de molle repose sur le réseau social (Facebook ou autre) qui devient une composante de cette identité. Ces mouvements de masse sont aussi dénués de toute coordination stratégique et de tout leadership clairement défini tant ce dernier change d’un moment à l’autre et d’une personne à l’autre. Ils sont souvent très décentralisés mais coordonnés dans le temps par des groupes de personnes éloignées géographiquement et qui ne sont pas liées par des structures hiérarchiques formelles.

Ce qui caractérise les mouvements de masse au travers des réseaux sociaux c’est surtout l’aspect revendicatif ou du moins critique d’une situation donnée. Les échanges sont amplifiés quand le coupable est trouvé ou lorsque le bouc émissaire est identifié pour expliquer le malheur d’une ou de plusieurs victimes.

Cela est le cas aussi quand la culpabilité est dressée en face de la victimisation d’une autre partie. Rappelons nous tous des échanges animés des internautes marocains par rapport à l’enseignant qui a tabassé l’étudiante de Khouribga en mai 2018…

L’utilisation des médias sociaux révèle l’existence de plusieurs catégories d’acteurs. L’institut Forrester Research Inc. a identifié dans une étude six profils d’utilisateurs: les inactifs, les spectateurs, les actifs, les collecteurs, les critiques et les créateurs. L’étude montre que les spectateurs représentent 33% de l’échantillon étudié.

Plus ces derniers sont capables de changer de profil, plus le mouvement bascule dans l’état d’engagement qui devient mobilisateur de la masse. Les plateformes les plus mobilisatrices de l’action de masse sont aujourd’hui: Facebook combiné à WhatsApp (racheté par la compagnie de Mark Zuckerberg) qui arrive en tête si l’on regroupe tous les segments d’âges, ensuite YouTube surtout pour la catégorie des 16-24 ans et Twitter notamment pour les 25 ans et plus.

Plusieurs recherches se sont focalisées aussi sur les habitudes d’utilisation par catégorie d’utilisateur (âge, sexe, localisation géographique, etc.) ainsi que sur les usages et les contenus consommés sur les médias sociaux. Ce genre d’études manque d’une façon notoire au Maroc…  

La mobilisation en ligne bénéficie de plusieurs facteurs facilitateurs. Les échanges basés sur les réseaux sociaux contribuent à la diminution de la perception des différences entre les membres du groupe. Toutes les différences sociales, d’éducation ou ethniques s’estompent en l’existence d’une cause ou d’un sujet fédérateur. Les échanges en ligne permettent aussi d’exprimer des idées avec les moindres risques en évitant notamment la sanction publique.

L’anonymat est un trait d’utilisation de ces médias qui fait que chaque utilisateur peut devenir producteur de l’information et diffuseur en même temps. Par ailleurs, si internet peut être utilisé pour susciter la mobilisation, il est utilisé aussi par les services de sécurité, dans le cadre de leur mission de préservation de l’ordre public, pour surveiller et suivre les activistes. Cela étant, les réseaux sociaux ouvrent la voie à une mobilisation rapide par l’effet de l’instantanéité et la rapidité des échanges, ce qui met les services de sécurité sous l’effet de réactions de masse souvent imprévisibles.

Les réseaux sociaux sont générateurs d’actions collectives qui remettent en cause l’ordre social. Il serait illusoire de penser gouverner aujourd’hui sans tenir compte des médias sociaux qui ont permis de faire émerger des débats publics et de mobiliser les foules dans les actions collectives les plus virulentes et les plus spectaculaires.

Au Maroc, le boycott a bénéficié d’un terreau fertile constitué d’un taux de pénétration des smartphones qui dépasse 70%, une population de jeunes ouverte sur les changements de par le monde, en plus d’un modèle de développement socioéconomique défaillant qui peine à proposer des alternatives pour la population défavorisée…

 

 

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